Publication du 11 février 2015
AUTREFOIS
EN CHARENTE
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LA VEILLEE
De nos jours, les veillées ont beaucoup perdu de leur poésie et de leur charme d'autrefois. Elles étaient une des meilleures distractions de nos aïeux. Je voudrais pouvoir en faire un tableau aussi exact que possible...
La nuit est venue. On a débarrassé la grande cheminée des marmites où cuisait la « *brenée », et l'on a chargé les hauts landiers de javelles (sarments de vigne séchés et réunis en petits faisceaux) et de grosses bûches. Une haute flamme claire s'élance et lèche de ses langues agiles l'âtre noir de suie. Comme on attend des « veilleurs », on introduit une chandelle de résine dans le « badaillaô », où l'on allume le « chaleuil » que l'on suspend devant l'âtre ou au-dessus de la table.
Sarments de vigne |
Le chaleuil |
L'aïeule s'assied dans un coin de la cheminée, l'aïeul dans l'autre; la première passe sa quenouille dans une oeillère de son corsage ; le second, son bâton entre les jambes, les mains croisées sur la poignée, les yeux mi-clos, sommeille à demi ou rêve au temps passé. Le père et les grands gas prennent place à leurs tour et se mettent à confectionner des paniers, des râteaux on des balais de genêts (d'aux ginês) ; la mère et les grandes filles, comme l'aïeule, font tourner le fuseau, ou cousent, ou tricotent. Et les tout-petits, garçons et filles, après s'être un peu bousculés, ont fini par s'accroupir aux pieds du grand-père ou de la grand - mère, selon qu'ils ont envie d'entendre un récit de bataille ou bien un conte ou une chanson.
Mais on entend un bruit de sabots; le chien gronde, les enfants se regardent tout désappointés, craignant d'être privés de la joie qu'ils espéraient. On frappe à la porte. Entrez !... C'est Jeantou, c'est la Jeanne, et Cati et Pierrinet. On se demande réciproquement « le portement », et, après l'offre de boire un coup poliment déclinée, les veilleurs s'assoient autour du foyer sur les escabeaux offerts. Un moment, on parle du dernier marché, des naissances nouvelles, des mariages en perspective, puis, le silence s'étant un peu rétabli, une petite voix réclame le récit, le conte ou la chanson :
— Marné, dis-nous l'histoire de la fontaine ... Chante-nous une chanson de ton jeune temps ?...
Le grand-père relève la tête ; au souvenir de ses campagnes lointaines, un rayon traverse ses yeux pâles, et il commence : <<...C'était en 1813... » Et il raconte, avec d'interminables longueurs, que l'on écoute sans impatience, comment, un jour, « l'empereur » Napoléon l'a distingué et lui a fortement tiré l'oreille »
— Vous a-t-il fait mal, grand-père ? Vous a-t-il fait mal ?
Puis c'est au tour de la grand'mère... Ah! la jolie légende qu'elle narre à ses petits enfants, sans cesser de faire tourner le fuseau, pendant que crépite dans l'âtre la chandelle de résine; une légende dont la scène s'est déroulée là, tout près, au village des Epinasses :
« Autrefois, mes enfants, il y avait là, bien cachée au fond des bois, une jolie fontaine dont l'eau était claire comme argent; l'eau de cette fontaine avait une vertu merveilleuse; de six lieues à la ronde on y venait « faire sa dévotion », et on avait beau y puiser des centaines et des centaines de tonneaux, son niveau ne baissait jamais... Un jour, une méchante femme y était venue, et elle allait s'en retourner chez elle, tenant à la main une « buie » pleine d'eau, lorsqu'elle rencontra un vieux loqueteux qui lui dit : « Femme, donne-moi à boire !... »
Une buie |
— Merci, grand'mère !... Maintenant, chante-nous une chanson !...
— C'est que je n'ai plus beaucoup de voix mes enfants... ,— Si ! si !... vous chantez si bien encore !...
Et la bonne vieille, flattée, après avoir un peu toussé pour s'éclaircir la voix, commence la complainte du Juif-Errant ou celle de Geneviève de Brabant, ou encore une belle chanson d'amour qui, lorsqu'elle est finie, la laisse toute rêveuse, au souvenir du temps lointain, lorsqu'elle était une belle et fraîche Jeune fille, et où « son vieux », alors beau gas robuste et entreprenant, venait lui faire la cour, au printemps, sous les buissons en fleurs...
**Geneviève de Brabant |
Derrière chez nous, il y a-t-une fontaine Environnée de lauriers tout autour ; Tous les émants qui ont perdu leur maîtresse, vont tour à tour pour leur faire l'amour !...
La dernière note, un peu tremblante, se prolonge dans le silence presque religieux de la grand'salle, et tous les coeurs semblent frissonner, sous leur enveloppe grossière délicieusement émus, au charme tout puissant de là vraie poésie...
Hélas ! où sont maintenant les veillées "d'autrefois, les tant jolies veillées d'hiver ?... « Mais où sont les neiges d'antan ?...»
Mr BARENI, instituteur à Tapponnat - 1922
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** Geneviève de Brabant est une héroïne légendaire du Moyen Age.
Source : bulletin de la Société charentaise des études locales. Texte Mr BARÉNI, instituteur à Taponnat - 1922
CPA : collection privée
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